La France immobile ou e-mobile ?
Pour ce premier épisode de « DiverCités » nous avons souhaité nous attacher à mieux comprendre le rapport des Françaises et des Français à la mobilité et aux territoires. Ce thème apparaît plus que jamais au cœur d’une série de transformations, de tensions et d’enjeux actuels majeurs. Des ronds-points symboliques de la crise des gilets jaunes jusqu’aux émeutes urbaines de 2023, des tensions sur les aménagements territoriaux jusqu’aux ZFE (Zones à Faible Emission) et ZAN (Zéro Artificialisation Nette), de la France figée de la période du COVID jusqu’aux reconfigurations des territoires à travers les mouvements de population, tout exprime la puissance des forces à l’œuvre dans le domaine et la recherche de nouveaux équilibres.
Dans ce focus nous nous attacherons d’abord à rendre de compte de l’état d’esprit de ceux que nous avons rencontrés et interrogés à la fin de l’année 2023. Nous verrons ensuite comment la perception qu’ont les Françaises et les Français des territoires et de la mobilité est directement impactée par cet état d’esprit.
L'autre
Dans leur ouvrage sur les origines du populisme, Elizabeth Beasley, Martial Foucault, Yann Algan et Daniel Cohen expliquent que la propension à faire « a priori » confiance à un inconnu est une variable déterminante du choix politique. Ce rapport défensif à l’autre devient de fait une clé de lecture centrale de la société française.
La défiance à l’égard des institutions et de leurs représentants que l’on mesure depuis longtemps semble ainsi s’être étendue, jusqu’à contaminer les relations entre individus. Les doutes des Français dans la capacité des systèmes de solidarité organisés par l’Etat à les protéger, à les accompagner au cœur des difficultés quotidiennes, les conduisent à penser ne pouvoir ne compter que sur eux-mêmes.
« Ils ne nous aident pas : on est seuls face au problème de pouvoir d’achat »Comme à l’époque du COVID, le collectif devient synonyme d’insécurité et de potentielle mise en danger. 90% des personnes interrogées récemment évoquent une « montée de la violence et des affrontements dans la société ». La figure de l’autre est « agressante » et il convient de s’en protéger.
« Les gens sont devenus agressifs et procéduriers » « Les gens veulent emmerder les autres, ils ne se supportent plus »« Même ici »
Chaque évènement local relatif à l’insécurité est par ailleurs noté comme une preuve que plus aucun territoire, et en particulier le leur, n’est à l’abri de cette violence potentielle. Ici encore, le parallèle avec la période de la crise du COVID est clair. Le sentiment palpable d’agression est comparable à un virus qui vient d’ailleurs et s’étend partout, jusqu’aux territoires et aux personnes qui pouvaient jusque-là se sentir protégées.
« Que ce soit arrivé à Arras et pas dans une grande ville, ça montre qu’on n’est plus tranquille nulle part »Très critiques et inquiets, les Françaises et les Français rencontrés trouvent malgré tout des moyens ou des moments sur lesquels s’appuyer pour rester positifs.
Ils mettent ici en avant la façon dont des solidarités locales s’organisent, même si c’est souvent pour faire face à une adversité ou compenser à leur manière certaines défaillances de l’état.
A une échelle plus réduite encore, ils valorisent toujours les cercles les plus proches de leur foyer, de la famille, des amis, de leur village pour les plus ruraux d’entre eux, de leur quartier pour les plus urbains. Un dernier rempart de protection ?
« Dans le village il y a une belle solidarité, je l’ai vue au moment des confinements » « Ma bulle où j’arrive encore à me régénérer ? la nature, les balades avec ma famille »Et demain ?
Dans ce contexte assombri, Demain n’a pas meilleure figure que l’Autre.
Mécontents du présent et inquiets pour l’avenir, les Français se retrouvent souvent dans la définition même du mot pessimisme. A la sortie de la période du COVID s’était construit un imaginaire de reconstruction économique et sociale positive. On espérait alors inventer un « après » plus solidaire, plus conscient et attentifs aux fragilités. L’espoir de se remettre en mouvement était puissant.
Rien ne s’est passé comme prévu. Face à l’absence de l’émergence de ce « monde d’après », la déception est grande. Et la succession actuelle des crises donne le sentiment d’être coincé dans un moment de théâtre classique : unité de temps, unité de lieu et unité d’action. Celles et ceux que nous avons rencontrés à l’occasion de ce premier focus ne disent pas autre chose, comme ce participant à une des réunions de groupe qui explique simplement que « le monde d’aujourd’hui fait tellement peur que je ne pense pas à demain ».
La société dans laquelle ils vivent semble au final, à leurs yeux, ne plus disposer de la dynamique suffisante, ni pour les préserver, ni pour les entrainer vers le haut.
« On vit au jour le jour"
« Je ne me sens pas assez stimulé, ça n’avance pas »
A cela, il faut enfin ajouter l’angoisse sourde liée au changement climatique. L’eco-anxiété se nourrit de l’accumulation de chiffres sur la dégradation de la situation. Et la prise de conscience finit par produire l’inverse de l’effet attendu : face à ce qui ressemble à un mirage, c’est souvent le découragement et le repli, sur le cerce intime ou vers le passé, qui finissent par l’emporter.
« Je me demande si ce n’est pas trop tard »Au total, c’est une nostalgie d’un passé pas si lointain mais déjà idéalisé qui permet parfois de trouver ses repères, d’éloigner un peu le présent difficile et un futur angoissant.
Ancrage et mobilité
La perception qu’ont les Français de leurs territoires et déplacements reflète et nourrit à la fois l’ensemble des éléments de contexte décrits plus haut. Plus que jamais, le proche est un point d’ancrage, une bulle de protection à aménager et à préserver. L’endroit où l’on vit, le territoire, demeurent des lieux d’attachement, dans tous les sens du terme.
Tous attachés
Les Françaises et les Français demeurent ainsi d’évidence attachés à l’endroit où ils vivent. Dans notre enquête, ils lui accordent une note moyenne de satisfaction de 7,3/10.
Si cette note varie relativement peu entre les différentes catégories socio-économiques étudiées, ce sont les habitants des centres villes qui sont les moins enthousiastes (6,4/10). Dès que l’on s’en éloigne, la satisfaction globale progresse. Elle atteint 7,3 chez ceux qui habitent en périphérie, 7,5 chez les « rurbains » et 7,4 chez les ruraux (selon les catégories regroupées de la classification GRID©).
La périphérie et le « rurbain », pourtant parfois présentés comme synonymes de « France moche », sont de fait les plus largement valorisés par ceux qui y résident. En dehors des critères relatifs à la nature et à la sécurité des personnes, ces espaces obtiennent les meilleures notes sur la quasi-totalité des critères (voir Graphique 1).
Les territoires ruraux restent par ailleurs une zone d’attractivité forte pour l’ensemble des Français. Même si les résidents des communes rurales déclarent souffrir de la difficulté d’accès ou même de l’absence de certains équipements ou services, les espaces verts et la sécurité dont ils disent bénéficier conduisent un grand nombre de Français à imaginer s’y installer.
Se « mettre au vert » est ainsi envisagé en priorité par ceux qui pensent à changer de lieu de vie (en particulier par 49% des habitants des centres villes).
Mobilités sous contrainte
Si la majorité des ruraux choisiraient également de nouveau la campagne (38%) plutôt que le centre mieux desservi d’une grande ville ou d’une ville moyenne (10%), les contraintes liées à leurs déplacements sont pourtant une des caractéristiques les plus fortes de notre enquête. Sur le critère de la disponibilité des transports en commun, plus de 40 points de satisfaction séparent les ruraux de ceux qui résident dans les périphéries ! (voir Graphique 1)
De fait, les habitants des zones rurales sont deux fois moins nombreux (36%) à dire disposer d’une gare TGV à moins de 30 minutes que ceux qui habitent en centre-ville (71%). L’écart est presque aussi important si l’on parle d’une gare de proximité à moins de 15 minutes (29% contre 57%) (voir Graphique 2).
C’est donc à un modèle de déplacements « sous contraintes » avec lequel les Français composent. Cette contrainte est particulièrement marquée chez les résidents des territoires ruraux (voir Graphique 3). L’absence de solution alternative est mise en avant par la majorité d’entre eux (54%) lorsqu’il s’agit de justifier leurs modes de transports, tandis que les résidents des centres villes évoquent en priorité la praticité et la rapidité des modes de transports choisis (respectivement 39% et 32% de citations).
L’idée d’une absence d’alternative va jusqu’à bloquer l’idée même d’une possibilité de changement. C’est particulièrement le cas pour les déplacements du quotidien (travail, études, etc) pour lesquels 78% des interviewés déclarent ne pas souhaiter aujourd’hui modifier leurs habitudes (voir Tableau 1). Les deux-tiers des résidents des zones rurales expliquant de nouveau ici que c’est l’absence d’alternative qui les conduit à penser ainsi.
Dans les faits, la note Insee Première publiée en mai 2023 sur les déplacements domicile-travail, démontre qu’une grande majorité d’actifs habitant dans le rural se rendent aujourd’hui au travail en voiture (86%). Aussi très peu d’actifs en emploi ruraux ont recours aux transports en commun, moins développés dans ces territoires que dans l’espace urbain (2 %, contre 15 % de l’ensemble de la population active en emploi).
Pour autant, si les distances qu’ils parcourent sont plus importantes (plus de 36 km pour la moitié d’entre eux, quelle que soit la catégorie de rural), le temps de transport domicile-travail est plus réduit que pour les urbains.
Notre enquête reflète cette place toujours très prépondérante de la voiture dès que l’on s’éloigne des centres-villes. Si les résidents des centres villes combinent souvent plusieurs modes de transports dans le cadre de leurs déplacements domicile/travail ou études, l’usage d’un moyen de transport unique (la voiture dans 86% des cas) est le fait de plus de 7 ruraux sur 10 (voir Graphiques 4 et 5).
Un des participants ruraux à l’une de nos réunions de groupe résume clairement cette adaptation contrainte : « Sans la voiture, ici, c’est mort. Ce n’est pas moi qui choisis mon moyen de transport, c’est lui qui me choisit ».
Des transports de moins en moins « communs »
Même s’il est souvent un choix par défaut (ou parce qu’il l’est ?), la voiture individuelle se trouve toutefois également parée de vertus qui expliquent également son usage encore massif. Dans les groupes que nous avons conduits, ce mode de déplacement individuel est interprété comme une « bulle » d’autonomie permettant de garder le contrôle, d’échapper pour un temps à l’extérieur potentiellement agressif.
Plus singulièrement, la volonté de préserver ou de créer des espaces plus privés que communs, plus intimes que partagés, impacte également l’image et l’usage que les Françaises et les Français ont des autres modes de transports.
La dimension « commune » des transports en commun est en effet à l’origine de la plupart des critiques qui leurs sont adressées. Elle réactive de fait les réticences dans le rapport à l’autre. Les évocations associées parlent ici encore de danger, d’incivilités et de contrainte, qu’elle soit horaire ou géographique. Les bénéfices environnementaux, pour le bien de tous, liés à l’utilisation du train ne sont que rarement mis en avant. Les comportements « éco-responsables » sont perçus comme des efforts individuels supplémentaires au nom d’un commun dont on a vu plus haut à quel point il était questionné.
« Je veux bien changer mais c’est toujours pareil on n’est jamais dans les catégories qui ont les aides »A l’inverse, pour être acceptables, voire appréciés, le train ou le métro doivent devenir l’occasion de créer de nouvelles « bulles » individuelles. Aidé en cela par les outils numériques, on s’y fabrique des zones d’isolation sensorielles (sonores, visuelles, olfactives même) qui conservent les autres à distance. L’avion n’échappe pas à cette règle. Celles et ceux qui l’utilisent pour leurs déplacements personnels (le plus souvent) l’associent le plus souvent d’abord à une « expérience de voyage » très individuelle qui débute dès que l’on sort de chez soi pour se rendre à l’aéroport.
Même les équipements et infrastructures de transports n’échappent pas à ce prisme. Les personnes rencontrées notent certes positivement la transformation des espaces urbains et ruraux, ils se félicitent de la mise en place de la gratuité des transports en commun dans certaines communes, voient les pistes cyclables se développer, y compris en zone rurale. Mais, pour les plus critiques, ces évolutions ne sont que le reflet tangible d’une évolution où chacun « reste dans son couloir ».